6

Noël approchait à grands pas ; à quinze jours des célébrations, Augusta décida qu’il fallait régler le problème de Max et de Christina. Sa fille n’allait tout de même pas passer les fêtes au lit, mais avant qu’elle ne se lève, Max devait quitter la maison. Elle avait contacté sa famille dans le Stirlingshire, et on lui arrangea une place. Il n’avait plus qu’à accepter l’inévitable et donner son congé de bonne grâce. Augusta avait déjà commencé à se renseigner discrètement en vue de son remplacement. Il serait difficile de trouver quelqu’un d’aussi compétent, voire d’aussi beau, pour former une paire avantageuse avec Percy, l’autre valet, car les valets allaient toujours par deux, mais c’était une considération secondaire.

Afin de l’informer de l’imminence de son départ, elle fit venir Max au petit salon. Elle n’avait encore rien dit au général ; elle aurait tout le temps de lui en parler une fois que tout serait terminé. Et puisqu’il la harcelait depuis des mois pour qu’elle se débarrasse de Max, cela lui ferait certainement plaisir.

Max entra et referma la porte sans bruit.

— Madame ?

— Bonjour, Max.

— Bonjour, Madame.

— J’ai pris des dispositions pour votre nouveau poste dans le Stirlingshire. Vous entrerez chez Lord et Lady Forteslain. C’est une cousine à moi. Vous aurez une position équivalente, même si elle ne vous permet pas forcément d’exploiter vos capacités comme à Londres. Mais c’est un inconvénient dont il faudra vous accommoder.

— J’ai réfléchi à la question, Madame.

Un petit sourire satisfait jouait sur ses lèvres. Augusta se demanda comment Christina avait pu le trouver à son goût, au point de se laisser embrasser, toucher par lui. Cette simple idée la révoltait.

— Ah oui ? répondit-elle froidement.

— Je ne tiens pas à aller dans le Stirlingshire, Madame, ni en Écosse en général.

Elle haussa légèrement les sourcils.

— C’est bien dommage. Mais vos préférences ne m’intéressent pas. Vous serez obligé de vous y faire.

— J’en doute, Madame. J’aime mieux rester à Londres. En fait, Callander Square me convient parfaitement.

— Peut-être, mais ce n’est pas possible. Je croyais pourtant avoir été claire.

— Vous m’avez fait part de votre opinion, oui. Mais comme je viens de le dire, j’ai réfléchi et abouti à une solution qui me semble infiniment préférable.

— Je ne l’accepterai pas !

Elle essaya de lui faire baisser les yeux, mais son insolence était insurpassable.

— Navré d’être aussi discourtois, Madame, mais ce n’est pas mon problème. Comme vous l’avez fait remarquer la dernière fois que nous avons parlé, il y a des choses qu’on est obligé d’accepter, qu’on le veuille ou non.

— Je n’ai rien à accepter de vous, Max. Je vous ai dit ce que je ferais, si vous n’alliez pas en Écosse, et de bon gré. Je n’ai rien d’autre à ajouter.

— Si vous m’accusez de vol, Madame, vous le regretterez.

Il la regarda sans ciller.

Elle se raidit ; elle sentait la peau de son visage lui tirailler.

— Vous me menacez, Max ?

— S’il vous agrée, Madame, de le considérer sous cet angle-là, oui.

— Ce sont des menaces en l’air. Vous ne pouvez rien faire. C’est moi qu’on croira, pas vous.

Il ne broncha pas.

— Tout dépend de ce qui compte le plus à vos yeux, Lady Augusta. Certes, si je dis que j’ai couché avec votre fille, le tribunal se rangera de votre côté, pas du mien, si vous jurez que mes propos m’ont été dictés par un désir de vengeance. Ce serait un mensonge…

Il sourit imperceptiblement, une lueur sarcastique dans son regard lourd.

— Mais je ne me fais pas d’illusions : ça ne vous empêchera pas de prêter serment.

Elle s’empourpra ; le feu lui monta au visage, attisé par son mépris, parce qu’elle ne valait pas mieux que lui et qu’elle lui avait donné l’occasion de le prouver.

— Cependant, poursuivit-il, je ne dirai pas que c’est moi qui ai couché avec elle. J’ai un ami qui n’est pas domestique ; c’est un débauché… un joueur qui a connu des jours meilleurs, mais il est beau, dans le genre vulgaire, et il ne manque pas de relations féminines. La plupart sont des filles publiques, mais elles le trouvent séduisant. Malheureusement…

Sa bouche se tordit.

— … il a contracté une maladie.

Il haussa les sourcils, comme pour s’assurer qu’elle l’avait bien compris.

Augusta frémit de dégoût.

— Je dirai, reprit Max, que c’est lui qui a séduit Miss Christina, ou plutôt il le dira lui-même. Ça n’aura aucun rapport avec mes propres ennuis, et ce sera extrêmement difficile à démentir ; je doute même que ça en vaille la peine. Le mal aura été fait. La nouvelle fera le tour des clubs, dans la plus grande discrétion, rien de public, rien que vous puissiez nier. Si vous m’accusez de vol, je vous jure que c’est ce qui va se passer.

Elle avait peur, réellement peur. Cet homme-là était fort, et sûr de sa victoire. Elle chercha ses mots. Il n’était pas question de capituler.

— Et pourquoi croirait-on que votre répugnant ami a seulement vu Christina, fit-elle lentement, ou qu’elle lui a adressé la parole, voire qu’elle l’a touché ?

— Parce qu’il sera capable de décrire cette mai son en détail : sa chambre, jusqu’aux ornements sur son lit…

— Que vous connaissez, vous ! rétorqua-t-elle vivement. Il peut l’avoir appris de n’importe quelle bonne. Ça ne veut rien dire.

Elle éprouva une bouffée d’espoir.

Le regard lent, humide, de Max la balaya de la tête aux pieds.

— Elle a un grain de beauté sous le sein gauche, répondit-il distinctement, et une cicatrice sur la fesse, gauche également, si mes souvenirs sont bons. Vous me direz que je le savais aussi, mais je doute que ce soit le cas d’une bonne. Vous me suivez, Madame ?

Seul un incroyable effort de volonté l’empêcha de hurler, de tempêter, de donner libre cours à sa rage et à son dépit et de lui crier : « Hors de ma vue ! » Elle inspira profondément et fit appel à son implacable discipline.

— Oui, je vous suis, dit-elle calmement, presque posément. Vous pouvez disposer.

Il tourna les talons, mais hésita à la porte.

— Vous préviendrez votre famille dans le Stirlingshire que je ne viendrai pas, n’est-ce pas ?

— Oui. Allez-vous-en maintenant.

Il s’inclina très légèrement, toujours souriant.

— Merci, Madame.

Sitôt la porte refermée, son sang-froid l’abandonna. Pendant cinq bonnes minutes, elle se laissa aller à frissonner de colère et de dégoût. Avoir cédé à un serviteur, un valet sans moralité ! Jamais elle n’oublierait son regard brûlant, familier. Dire que Christina avait couché de son propre gré avec cet… individu ! Qu’en ce moment même, elle portait peut-être son enfant. C’était intolérable. Elle devait se ressaisir. Il y avait certainement quelque chose à faire. Si elle ne voyait pas présentement comment se débarrasser de Max, elle devait au moins s’assurer qu’il ne toucherait plus à Christina. À partir de maintenant, Christina se devait d’avoir une conduite irréprochable. Max ne jouerait pas sa carte maîtresse à moins d’y être contraint, à moins de n’avoir plus rien à perdre, car il n’avait qu’un seul jeu en main. La perte de Christina entraînerait sa propre perte ; il ne la poursuivrait donc pas, si elle le traitait dorénavant avec une totale indifférence. Et de cela, Augusta pouvait répondre !

Elle se leva et composa son maintien. Christina n’avait plus aucune raison de rester au lit. Elle était parfaitement rétablie. Autant qu’elle quitte la chambre et reprenne une vie normale ; c’était même mieux, avant qu’on ne commence à s’interroger sur les causes de son absence. Si par malheur elle était effectivement enceinte, Augusta s’arrangerait pour la marier au plus vite, dans l’espoir de faire passer l’enfant pour un prématuré. Par chance, Christina était aussi brune que Max : la naissance d’un enfant brun ne susciterait donc pas de commentaires. D’ailleurs, il serait bon de la marier le plus tôt possible, de toute façon. Manifestement, elle témoignait d’un penchant qui exigeait une solution, or Augusta n’en voyait qu’une. Pendant qu’elle traversait le vestibule et gravissait l’escalier, elle entreprit d’énumérer mentalement toutes les possibilités. Il fallait trouver quelqu’un qu’on puisse convaincre de se marier rapidement, sans causer trop de haussements de sourcils : quelqu’un donc qu’elle connaissait déjà, pour qu’on pense qu’il avait eu le temps de lui faire la cour. Il était peu probable qu’un homme doté d’un charme dévastateur qui rende crédible la thèse d’un coup de foudre épouse une personne autre que l’objet de son choix ; qu’un tel homme croise la route de Christina dans les semaines à venir et tombe amoureux d’elle, c’était vraiment trop demander à la Providence.

Elle passa en revue les partis convenables : la liste s’avéra déplorablement courte. Parmi eux, la plupart ne devaient rien aux Balantyne, n’attendaient rien d’eux qui justifie un mariage dépourvu de tendre inclination. Les hommes se mariaient généralement sous l’impulsion de leur épouse ou de leur belle-mère virtuelles ; cependant, ils aimaient à croire que la décision venait d’eux. Dans le cas présent, créer une pareille illusion ne serait pas facile. Par bonheur, Christina était suffisamment avenante, jolie, pétillante et s’habillait avec beaucoup de goût. Elle ne manquait ni d’esprit ni d’entrain, ce qui plaisait particulièrement aux hommes.

En arrivant devant la chambre de Christina, elle avait arrêté son choix sur trois candidats potentiels, dont le meilleur semblait être Alan Ross. Bien sûr, tout le monde savait qu’il ne s’était jamais entièrement remis de son béguin pour Helena Doran, mais cela signifiait aussi qu’il n’avait pas d’autres attaches et qu’il pourrait accepter leur proposition.

Harcelé, il pouvait se montrer intraitable – c’était un homme de caractère –, mais si l’on usait de charme, si Christina s’employait à le conquérir, à l’enjôler, à le courtiser, il avait des chances, avec une intervention discrète de la part du général, de se laisser convaincre. En tout cas, cela valait la peine d’essayer. Il y en avait d’autres, qu’on pouvait acheter avec de l’avancement militaire, ce qui était faisable, mais ils étaient beaucoup moins susceptibles de rendre Christina heureuse.

Elle frappa à la porte et entra aussitôt. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver Christina debout, en train de s’habiller. Elle ouvrit la bouche pour lui adresser des remontrances, quand elle se rendit compte qu’elle allait à l’encontre de ses propres plans.

— Je suis bien contente que tu ailles mieux, dit-elle donc.

Christina pivota, étonnée. Elle était vraiment charmante à voir : halo de cheveux bruns, peau blanche, grands yeux bleus en amande, petit nez impertinent, menton arrondi. Et ses manières pouvaient être exquises, quand elle le voulait. Oui, c’était réalisable.

— Maman !

— Je vois que tu as décidé de te lever. Tant mieux, il était temps.

Le visage de Christina refléta momentanément la stupeur, avant qu’elle ne la masque.

— Oui. Cette Miss… quel est son nom déjà… que papa emploie m’a fait comprendre tout ce que je rate. Et puis, ça va commencer à jaser, si je ne reparais pas bientôt. Inutile de prêter le flanc aux mauvaises langues avant l’heure. D’ailleurs, je ne suis peut-être pas enceinte. Je me sens parfaitement bien, à présent. Je n’ai pas eu le moindre malaise depuis des jours.

Une note de défi se glissa dans sa voix.

— Tu n’as aucune raison d’en avoir, acquiesça Augusta. La grossesse est un processus tout à fait naturel, pas une maladie. Les femmes connaissent ça depuis Eve.

— Je ne suis pas forcément enceinte, répéta Christina fermement.

— Non, mais d’un autre côté, il est possible que tu le sois. Il est trop tôt pour juger.

— Si c’est le cas…

Christina releva ostensiblement la tête.

— j’irai voir Freddie Bolsover.

— Il n’en est pas question. Le Dr Meredith sera tout aussi capable de s’occuper de toi, le moment venu.

— Je n’ai pas l’intention de garder l’enfant de Max, maman. J’ai réfléchi pendant que j’étais couchée. Je verrai Freddie ; il a des adresses, paraît-il…

Pour la première fois depuis sa propre jeunesse, Augusta fut sincèrement choquée, à la fois par sa fille et par le fait que Freddie Bolsover pratiquait des avortements lui-même ou connaissait des gens qui le faisaient.

— Tu n’y penses pas, répondit-elle presque doucement. C’est un péché que je ne pardonnerai pas. Tu peux te le sortir de la tête à partir de maintenant. Je n’ai aucune envie que le sang de cet innommable valet coule dans les veines d’un de mes petits-enfants, mais comme tu as fait ton lit, nous sommes obligés d’y coucher…

— Maman, je ne veux pas… ne comprenez-vous pas ? Je n’aime pas Max, je ne l’ai jamais aimé…

— Je n’en doute pas, répliqua Augusta avec froideur. Tout comme je suis sûre qu’il ne t’aime pas non plus. La question n’est pas là. Tu ne commettras pas un meurtre sur la personne de ton futur nouveau-né, à supposer qu’il existe vraiment. Tu épouseras quelqu’un qui prendra soin de toi et donnera un nom à ton enfant…

— Certainement pas ! riposta Christina, le visage en feu. Si vous croyez que je vais supplier quelque respectable mollasson de m’épouser juste pour que mon enfant ait un père, vous vous trompez lourdement. Ce serait intolérable ! Il me le ferait payer jusqu’à la fin de mes jours. Il me traiterait de… traînée… et il n’aimerait pas l’enfant, ni ne lui offrirait un foyer digne de…

— Calme-toi, Christina. Il ne s’agit absolument pas de cela. Tu te marieras avec quelqu’un de ton milieu, qui ne se doutera pas le moins du monde de ton état. Tu diras que l’enfant, si enfant il y a, est prématuré. En aucun cas, tu n’iras voir Freddie Bolsover ou qui que ce soit d’autre.

Christina esquissa une moue de mépris incrédule.

— Et à qui pensez-vous, maman ? Qui voudrait m’épouser à temps pour sauver la situation ? Et qu’arrivera-t-il s’il ne croit pas à cette histoire de naissance prématurée ?

— Il y a plusieurs possibilités. Alan Ross apparaît de loin comme la meilleure d’entre elles. Tu l’épouseras juste après Noël…

— Mais lui non plus ne m’aime pas !

— Tu te débrouilleras pour y remédier. Tu peux être tout à fait charmante, quand tu t’en donnes la peine. Pour ton propre bien, ma chère, tu ferais mieux de séduire Alan.

— Et si je n’étais pas enceinte ?

Christina leva le menton brusquement, avec défi.

— Au moment où tu en auras la certitude, il sera déjà trop tard. De toute façon, il est mieux pour toi que tu sois mariée.

Augusta inspira et reprit posément :

— Christina, tu n’as pas l’air de te rendre compte de ta position. Si tu portes un enfant sans père, tu vas te retrouver au ban de la société. Et ne t’imagine surtout pas que tu réussiras à passer outre. D’autres ont essayé, bien mieux nées et plus fortunées que toi, et toutes ont échoué. Aucun homme de ton rang ne voudra t’épouser ; tu seras en butte aux moqueries ; les femmes honnêtes ne t’adresseront pas la parole. Tous les lieux que tu fréquentes aujourd’hui te seront interdits. Je regrette de te dire cela, mais il faut bien que tu comprennes.

Christina ouvrait de grands yeux.

— Par conséquent, ma chère, tu déploieras ton charme, qui est considérable, pour conquérir Alan Ross, de sorte qu’il soit heureux de t’épouser. Toi-même, tu feras mine d’être amoureuse de lui. C’est un homme bon ; il te traitera avec douceur, à condition que tu t’y prêtes.

— Et s’il n’a pas envie de m’épouser ?

Une note aiguë de panique perça pour la première fois dans la voix de Christina. Augusta ressentit de la pitié pour elle, mais ce n’était guère le moment de s’attendrir.

— Cela m’étonnerait. Sinon, je trouverai quelqu’un d’autre. Nous avons le choix. Ton père est un homme influent…

— Je ne supporterais pas qu’il le sache ! Ou même qu’il s’en doute !

— Ton père ? fit Augusta, surprise.

— Alan Ross ! Ou… quiconque…

— Bien sûr que non, riposta Augusta sèchement. Ce n’est absolument pas dans mes intentions. Maintenant, ressaisis-toi et tâche de t’arranger au mieux. Nous allons donner une série de réceptions, et tu seras sans doute invitée ailleurs. Plus tôt la question sera réglée, mieux cela vaudra. Par chance, tu connais Alan depuis longtemps ; il n’y aura donc pas de commentaires quand nous aurons fixé la date du mariage.

— Comment persuaderez-vous Alan qu’il faut faire vite ?

— Ne t’inquiète pas pour ça, je trouverai un moyen. Entre-temps, tu ignoreras totalement Max, dans les limites, bien sûr, de la civilité ordinaire envers un serviteur. S’il essaie de te réclamer davantage, tu demanderas de l’aide, l’accuseras de familiarité, et il sera renvoyé.

— Je voudrais bien que vous le renvoyiez de toute façon. Le simple fait de penser à lui m’indispose maintenant.

— Certainement. J’ai du mal à comprendre comment tu as pu réagir autrement. Mais malheureusement, il n’est pas toujours facile d’échapper à nos fautes. Max s’est arrangé pour m’en empêcher ; je n’ai pas encore réfléchi au moyen de le circonvenir, mais j’y arriverai. Toi, songe à ton avenir et fais appel à tout ton charme ; tu t’es bien appliquée à séduire les hommes dans le passé. N’en fais pas trop : Alan, comme la plupart des hommes, préférera croire que l’initiative vient de lui. Laisse-le persister dans cette conviction. Et porte du rose le plus souvent possible. Il te va bien, et les hommes aiment ça.

— Oui, maman.

— Parfait. Maintenant, reprends-toi, et dirigeons nos efforts vers la réalisation de notre projet.

— Oui, maman.

Le lendemain matin, Augusta s’attarda dans la salle du petit déjeuner, ce qui ne lui ressemblait guère. Elle avait mal dormi. Toute cette histoire avec Max l’avait ébranlée plus qu’elle ne l’aurait cru sur le moment. Peut-être sa maîtrise d’elle-même n’était-elle pas aussi inexpugnable qu’elle le pensait. Elle était toujours à table à neuf heures et demie quand Brandy passa prendre une tasse de thé. Il s’assit en face d’elle et la regarda attentivement.

— Vous avez l’air patraque ce matin, mère. En fait, vous êtes dans le même état que moi après une nuit au club.

— Pas d’impertinences, s’il te plaît, répliqua-t-elle, mais sans irritation.

Elle aimait beaucoup son fils ; pour être tout à fait honnête, c’était lui qu’elle préférait dans la famille. Sa joie de vivre le rendait plus gentil que Christina, plus chaleureux que son père. Et il était l’un des rares à arriver à la faire rire, même quand elle n’en avait pas envie.

À présent, il la scrutait d’un air songeur.

— J’espère que vous n’avez pas attrapé le mal de Christina.

— C’est fort peu probable, dit-elle avec un frisson.

— Je ne vous vois pas passer une journée au lit.

Il s’empara d’un toast et entama son second petit déjeuner.

— Ce serait avouer trop de fragilité. Mais ce n’est pas forcément déraisonnable. Pensez-y, mère, fit-il en souriant. Si vous voulez, je jurerai que vous êtes partie aux courses ou bien faire des emplettes.

— Où donc pourrais-je aller aux courses, à cette époque de l’année ?

— Très bien. Je dirai que vous êtes allée assister à un combat de coqs !

Son sourire s’élargit.

— On te croira plus facilement si tu laisses un mot disant que nous y sommes allés tous les deux.

Elle le regarda, souriant malgré elle.

Il frémit.

— Balivernes. Je ne supporte pas les sports violents.

— Et moi alors ?

— Certainement que si. Vous auriez flanqué la frousse du siècle à Napoléon, s’il vous avait rencontrée dans une soirée.

Elle renifla.

— Ne viens-tu pas de vider la théière ?

— Je ne me serais pas permis. Franchement, mère, vous avez une petite mine. Prenez votre journée. Il fait beau, un peu froid, mais sec. Je vous emmène faire un tour. On sortira nos meilleurs chevaux !

L’offre était tentante. Rien ne lui plairait davantage qu’une promenade loin de Callander Square, avec Brandy. Elle en savourait déjà l’idée.

— Allons ! la pressa-t-il. L’air pur, des chevaux rapides, le crissement des roues sur un chemin neuf. Il reste encore des feuilles rouges sur les bouleaux.

Elle contempla son visage lisse et mat et vit l’enfant en lui, tout comme vingt ans plus tôt, elle avait vu l’homme dans ses traits. Mais avant qu’elle pût répondre, la porte s’ouvrit, et Max entra dans la pièce.

— L’inspecteur Pitt est là, Madame, de la police. Désirez-vous le voir ?

L’air frais, le cliquetis des sabots et les rires s’évanouirent.

— Je suppose que je n’ai pas le choix.

Elle repoussa sa chaise et se leva.

— Si je ne le fais pas maintenant, ce sera partie remise. Conduisez-le au petit salon, Max. J’arrive dans quelques minutes.

Brandy continuait à manger.

— C’est toujours au sujet de ces malheureux bébés ? Je me demande pourquoi ils s’obstinent ; ils ne trouveront jamais d’où ils viennent, les pauvres petits diables. Ils sont bien obligés de chercher, j’imagine, mais quel travail pourri ! Voulez-vous que j’y aille ? À mon avis, il a juste besoin d’une nouvelle permission pour interroger les domestiques.

— Non, merci, c’est gentil de ta part, mon cher. J’aurais été ravie d’aller faire un tour avec toi, mais je ne peux pas.

— Pourquoi ? Il ne va pas s’enfuir avec l’argenterie !

— Je ne peux pas le laisser, répéta-t-elle mécaniquement.

Elle ne tenait pas à lui en dire plus.

— À quel point connais-tu Alan Ross, Brandy ?

— Quoi ?

De surprise, il laissa retomber sa main avec le toast.

— À quel point connais-tu Alan Ross ? La question est pourtant simple.

— C’est un gentil garçon. Je le connais bien, je pense. Il s’est replié sur lui après la disparition d’Helena, mais il recommence à s’ouvrir. Pourquoi ?

— Je voudrais qu’il épouse Christina.

Il cessa de faire mine de manger et reposa son toast.

— Ton père n’est pas encore au courant, poursuivit-elle. Mais j’ai d’excellentes raisons. Si tu pouvais m’aider dans ce sens-là, ça me ferait grandement plaisir. Bon, il faut que j’aille voir ce policier. Et elle sortit sous son regard médusé.

Pitt attendait devant la cheminée où les premières flammes léchaient le bois dans l’âtre encore froid. Elle referma la porte et s’arrêta. Il la regarda en souriant. N’y avait-il donc pas moyen de décontenancer ce diable d’homme ? Peut-être n’avait-il aucun sens des convenances et, partant, des inconvenances ? Il était immense et mal fagoté, avec trop de couches vestimentaires à la fois, et il la salua avec une spontanéité à laquelle elle ne s’attendait guère, même de la part de ses amis.

— Bonjour, Lady Augusta, dit-il joyeusement. Je vous serais très obligé de répondre à quelques questions.

— Moi ?

Elle entendait lui réserver un accueil glacial, mais il la prenait de court.

— Je ne suis au courant de rien, je vous assure.

Il s’écarta du feu pour lui faire de la place. Inexplicablement, ce geste de courtoisie l’irrita, peut-être parce qu’elle eût préféré le prendre en faute.

— Vous n’avez certainement pas conscience de savoir quelque chose, sinon vous me l’auriez dit. Mais il y a des détails que vous auriez pu remarquer, sans soupçonner leur importance.

— J’en doute, mais enfin, si vous insistez…

— Merci. Il s’avère extrêmement difficile de retrouver la femme dans cette affaire…

— Ça ne me surprend guère !

— Moi non plus.

Son visage mobile prit une expression faussement navrée.

— On aura peut-être plus de succès si on l’aborde sous un autre angle… celui de l’homme.

Il vint à l’esprit d’Augusta que ce serait peut-être l’occasion de se débarrasser de Max…

Déconcertée, elle surprit son regard gris et brillant sur elle. Par-dessus tout, elle était consciente de l’intelligence de cet homme : c’était une sensation déplaisante, et tout à fait nouvelle. Elle était incapable de le dominer.

— Vous avez une idée ?

Un petit sourire jouait aux coins de sa bouche.

— Non, opposa-t-elle immédiatement.

Puis elle décida de temporiser, au cas où une possibilité se présenterait plus tard.

— Enfin, je ne le crois pas.

— Vous êtes une femme sagace…

Un instant, elle craignit qu’il ne recoure à la flatterie.

— et vous avez une fille jeune et jolie.

Il ne semblait manifester aucun penchant pour la tromperie, ce qui était déjà singulier en soi. La vie en société voulait qu’on se dupe mutuellement, d’un commun accord.

— Vous avez dû vous forger une opinion sur les habitudes, les inclinations des hommes de votre milieu, ceux qui sont fréquentables et ceux qui ne le sont pas, et, par-dessus tout, ceux dont vous réprouvez formellement les mœurs.

C’était une constatation qu’elle ne pouvait raisonnablement démentir. Sa conclusion était inévitable.

— Bien sûr, acquiesça-t-elle. Mais j’hésiterais, en parlant à la police, à faire passer pour des soupçons les inimitiés ou les impressions personnelles. Elles pourraient bien se révéler sans fondement, et j’aurais ainsi, involontairement, commis une injustice.

Elle haussa légèrement les sourcils, le questionnant à son tour, lui renvoyant la balle.

La bouche de Pitt s’incurva. Si seulement il n’avait pas le regard aussi direct ! Elle aurait compris beaucoup plus facilement que Christina s’amourache d’un homme comme lui. De toute façon, il l’aurait certainement envoyée sur les roses. Elle se ressaisit. Cette idée était ridicule… et insultante.

— Je tiendrai compte de votre conseil, madame, répondit-il avec douceur. Je saurai ainsi par où commencer. Vous m’accorderez, n’est-ce pas, que jusque-là j’ai été extrêmement discret ?

— Je ne vois rien qui puisse vous inciter à l’indiscrétion, dit-elle calmement, avec une pointe de froideur.

Il sourit de plus belle.

— Voilà qui confirme mon propos.

— Au contraire, fit-elle, laconique. Ce serait en présumer la véracité.

Il battit gracieusement en retraite, au grand dam d’Augusta.

— Vous avez raison. Cependant, plus tôt je finirai mon enquête, plus vite l’affaire sera résolue, ou alors classée comme insoluble.

— Je comprends votre raisonnement, Mr. Pitt. Que désirez-vous donc savoir ?

Au moment où il allait répondre, la porte s’ouvrit sur Brandy. Pitt ne l’avait encore jamais vu, et elle surprit une rapide lueur d’intérêt dans son regard.

— Mon fils, Brandon Balantyne, dit-elle brièvement.

À en juger par son expression, Brandy éprouvait la même curiosité à l’égard de l’inspecteur.

— Vous n’allez tout de même pas soupçonner mère ! lança-t-il, désinvolte. Ou êtes-vous venu la consulter pour connaître les derniers potins ?

— Vous croyez que c’est une bonne idée ?

— Oh oui, excellente. Elle prétend être au-dessus de la mêlée, mais en fait, elle est au courant de tout.

— Brandon, ce n’est pas le moment de badiner, fit-elle d’un ton cassant. Deux enfants sont morts, et quelqu’un en est responsable.

Son humeur folâtre se dissipa aussitôt. Il regarda Pitt d’un air contrit.

— Les potins sont souvent précieux.

Pitt rompit le silence gêné, balayant la tension d’un geste de la main.

— Vous n’imaginez pas combien de fois la solution d’un crime réside dans un fait insignifiant connu du voisinage depuis le début. Seulement, personne ne nous en parle parce qu’on part du principe que nous sommes forcément au courant.

Brandy se détendit. Il fit une petite remarque en réponse, mais avant que Pitt pût reprendre ses questions, Christina parut.

Augusta en fut contrariée. C’était la curiosité qui l’amenait, et aussi la crainte qu’il se passe quelque chose en son absence. Le fait d’être restée au lit lui donnait l’impression d’être dépassée par la vie. Elle s’était habillée avec un soin méticuleux. Ses yeux brillaient ; elle s’était même fardé les joues comme si elle attendait la visite d’un soupirant ! Elle souriait à Pitt… pour peaufiner sa technique ! Franchement, à quoi pensait-elle ?

— Bonjour, inspecteur… Pitt ?

Elle hésita, affectant de n’être pas sûre de son nom. Puis elle s’avança ; on eût dit qu’elle allait lui tendre la main. Soudain, elle se souvint qu’il était policier, du même niveau social que les marchands ou les artisans. Sa main retomba. C’était mesquin, voire arrogant ; sans le sourire, c’eût été carrément rude.

— Bonjour, Miss Balantyne, répliqua Pitt, s’inclinant légèrement. Heureux de vous voir rétablie. Vous me paraissez en pleine santé.

— Merci.

— Peut-être pouvez-vous m’aider également. Il y a sûrement des hommes dans votre entourage dont la réputation laisse à désirer. Vous savez très bien, j’imagine, qui parmi eux est digne de confiance et qui ne l’est pas. Les jeunes filles discutent souvent de ces choses-là pour se soutenir mutuellement.

Il se tourna sans crier gare vers Brandy.

— Ou bien vous, Mr. Balantyne. Auriez-vous des amis qui entretiennent des rapports avec une personne de rang inférieur ?

— Bonté gracieuse, ils doivent être légion.

Pris au dépourvu, Brandy avait répondu sans louvoyer.

— Mais normalement, on a le bon sens de ne pas faire ça sous son propre toit !

Pitt réprima un sourire.

— Tout à fait. Et vos domestiques ? Vous avez un valet qui m’a l’air d’avoir du tempérament.

Il pivota jusqu’à ce que son regard scrutateur se pose sur Christina.

Augusta sentit le sang déserter son visage, tandis que celui de Christina virait à l’écarlate. Le coup avait été porté à l’improviste, sans qu’elle eût le temps de préparer sa défense. Elle ouvrit la bouche pour intervenir et vit Pitt qui la regardait, attentivement, sans ciller. Elle se mordit la langue. Son élocution même risquait de la trahir, trop véhémente, alors qu’elle aurait dû faire preuve d’indifférence.

— Ce n’est qu’un valet, rétorqua Christina froidement, mais sa voix vacilla, comme si elle était restée coincée dans sa gorge. Je ne me suis jamais intéressée à sa vie privée. Vous avez peut-être du mal à comprendre, car vous n’avez pas de serviteurs à demeure, mais, dans notre monde, on ne converse pas avec les domestiques. Ils sont là pour travailler, pour faire tourner la maison ; ce sont les seuls sujets qu’on aborde avec eux, et encore, généralement par l’intermédiaire du majordome. C’est là la fonction d’un majordome. Vous n’avez qu’à leur parler directement. Ces filles-là doivent être davantage son rayon, ne croyez-vous pas ?

— Très certainement.

Pitt n’était nullement affecté par sa morgue. Son visage était parfaitement lisse ; son ton, chaleureux.

— Mais il n’est pas obligé de les trouver à son goût.

— Je ne connais pas ses goûts ! siffla Christina. Franchement, c’est le cadet de mes soucis.

Pitt émit un grognement ; apparemment, il était en train de soupeser cette considération. Son regard ne quittait pas Christina. Elle détourna les yeux.

— Depuis combien de temps est-il à Callander Square ? demanda-t-il.

— Depuis six ans environ.

Ce fut Brandy qui répondit, l’air innocent. Augusta songea à le renvoyer sous un prétexte quelconque pour se débarrasser de lui, mais voyant le visage intelligent, attentif de Pitt, comprit que ce serait une erreur de jugement, allant dans le sens des soupçons qu’il pouvait nourrir.

— C’est un bon valet ? s’enquit Pitt.

— Excellent, répliqua Brandy. Je ne l’aime pas beaucoup, mais je n’ai rien à lui reprocher. Sincèrement, s’il ne tenait qu’à moi, je l’aurais déjà jeté dehors !

— Et qu’est-ce qui vous empêche de le faire ?

Pitt feignit l’ignorance.

— À vrai dire, rien, fit Brandy avec nonchalance. Enfin, bon, il ne me gêne pas. Et, visiblement, les autres en sont contents.

— Pas de réclamations de la part du personnel féminin ?

— Non, pas du tout.

— Les bonnes sont consentantes ? Ou bien cherche-t-il son plaisir ailleurs ?

— Mr. Pitt !

Augusta finit par s’interposer.

— Consentantes ou non, je n’autorise pas la fornication sous mon toit ! Quels que soient leurs appétits, je vous assure que mes valets les satisfont ailleurs.

Mais Pitt observait Christina. Seigneur miséricordieux ! Il ne pouvait tout de même pas être au courant ? Il n’avait aucun moyen… aucun !

— Si vous pensez que Max est responsable, inspecteur, dit-elle avec tout le sang-froid dont elle était capable, et sans regarder Christina, je vous suggère de chercher la femme en dehors de cette maison. Peut-être devriez-vous interroger à nouveau les autres domestiques du square ?

— Ce serait plus simple de demander à Max, glissa Brandy. La pauvre fille a peu de chances d’avouer, surtout maintenant. Cuisinez-le un peu, mettez-le sur le gril. Trouvez qui sont ses petites amies…

Augusta étouffa une exclamation, mais ce fut Christina qui l’interrompit.

— Non ! bredouilla-t-elle. Ce serait stupide.

Elle avait peine à articuler.

— Et injuste ! Rien ne te prouve que Max soit mêlé à cette affaire. Je ne veux pas que tu perturbes nos domestiques. Mère, s’il vous plaît !

— Cela me semble injustifié.

Augusta choisit ses mots avec la plus grande précaution.

— Avez-vous des raisons de le soupçonner, inspecteur ? Car, si ce n’est pas le cas, je me verrai obligée de vous interdire de harceler mon personnel. Revenez avec des preuves, et vous aurez tout mon appui. Christina respira profondément.

La porte s’ouvrit, et le général entra. Il s’arrêta, surpris.

— Bonjour, monsieur, dit Pitt courtoisement.

— Encore vous ? répliqua Balantyne. Avez-vous découvert quelque chose ?

— Il cherche l’homme, fit Brandy. Il pense que ce pourrait être Max. Il veut lui parler.

— Bonne idée, décréta le général. Comme ça, on saura à quoi s’en tenir.

Il se pencha et, avant qu’Augusta pût l’en empêcher, tira sur le cordon de la sonnette. L’instant d’après, Max parut. Il devait attendre dans le vestibule.

Pitt croisa son regard, examina le visage ténébreux et lascif, la mise impeccable.

— Monsieur ? dit Max.

— Des attaches sentimentales, une maîtresse ? questionna Balantyne à brûle-pourpoint, avec la délicatesse d’une charge de cavalerie.

Augusta grimaça.

Max broncha à peine.

— Je vous demande pardon ?

— Ne suis-je pas assez clair ? Avez-vous des attaches sentimentales ? Des amies de cœur, appelez ça comme vous voulez.

— Je n’ai pas l’intention de me marier, Monsieur.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, nom d’un chien ! Ne faites donc pas l’imbécile.

— Ma dernière idylle vient juste de s’achever, hélas !

Souriant sous ses paupières lourdes, Max coula un coup d’œil imperceptible en direction de Christina.

— Qui était-ce ?

— Sauf votre respect, Monsieur, ça n’a aucun intérêt pour la police. Il s’agit d’une femme respectable, de bonne famille.

Sa voix frémissait d’une hilarité cachée.

Impuissante, Augusta ne pouvait qu’assister au désastre. En choisissant de protéger ses intérêts, Max protégerait Christina. C’était son seul espoir.

Pitt attendait, cantonné dans un simple rôle de spectateur.

— De bonne famille ? répéta le général, incrédule.

— Oui, Monsieur.

— Qui est-ce ?

— Je préfère ne pas la nommer, Monsieur. Il n’est pas nécessaire de prononcer son nom devant la police. Lady Augusta est au courant ; si vous souhaitez lui demander…

Il laissa la phrase en suspens.

Christina était blême ; ses joues fardées flamboyaient comme un masque de clown.

— Ce sera tout, Monsieur ? s’enquit Max.

Balantyne fixait sa femme.

Augusta se ressaisit.

— Oui, merci, Max. Si on a besoin d’autre chose, on vous appellera.

— Merci, Madame.

Il s’inclina très, très légèrement et sortit, refermant la porte en douceur.

— Alors ? questionna Balantyne.

— Il a tout à fait raison, répliqua-t-elle précipitamment. Ça ne présente aucun intérêt pour la police.

Pitt demanda doucement et très poliment :

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit dès le début, madame ?

Elle sentit son sang se figer.

— Je vous demande pardon ?

Elle cherchait à gagner du temps, quelques secondes pour trouver une réponse.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé quand nous avons soulevé la question, Lady Augusta ?

— Je… j’avais momentanément oublié. Ce n’est pas important.

— Qui est cette femme… de bonne famille, Lady Augusta ?

— Je ne me sens pas autorisée et je n’ai pas non plus envie de révéler son nom.

— Oh, allons, Augusta ! dit Balantyne, exaspéré. Si elle n’est pas impliquée, Pitt ne lui fera rien. Vous serez discret, n’est-ce pas ? Du reste, la conception que Max a d’une « bonne » famille est très différente de la nôtre.

— Je préfère m’abstenir.

Elle n’allait pas mentir et accuser quelqu’un de totalement innocent : même si c’était possible, ce serait immoral.

Pitt se retourna vers Christina, pétrifiée.

— Miss Balantyne ? fit-il lentement. Peut-être voudriez-vous m’éclairer ?

Elle était sans voix.

— Christina ?

Pour la première fois, le général eut l’air de douter.

— Peu importe, dit Pitt avec calme. Je poursuivrai mes investigations ailleurs et reviendrai ici à un autre moment.

— Mais oui, tout à fait, acquiesça Augusta.

Elle sentit la tension l’abandonner et, malgré ses efforts, ne put masquer son soulagement. Elle comprenait ce qu’il voulait dire : il était au courant pour Max et Christina et chercherait à savoir par d’autres moyens si c’était elle qui avait donné naissance aux deux enfants. Mais Augusta était sûre que ce n’était pas Christina. Elle l’aurait su : Christina n’aurait eu ni le courage ni l’habileté de le lui cacher. Et maintenant qu’elle avait eu le temps d’y réfléchir, sa fille n’en avait pas eu la possibilité non plus. Elle ne s’était pas rendue opportunément quelque part où elle aurait pu dissimuler son état.

Sereinement, elle fit face à Pitt.

— Ce serait de loin la meilleure solution.

L’air entendu, il posa sur elle ses yeux curieux et pénétrants. Ils s’étaient compris. Elle ne bluffait pas, elle avouait, et il le savait.

— Excellent conseil.

Il inclina légèrement la tête.

— Bonne journée, Lady Augusta, Miss Balantyne, mon général, Mr. Balantyne.

Après son départ, Balantyne se tourna vers Augusta, la mine ombrageuse.

— De quoi s’agit-il, Augusta ? À quoi joue-t-il ?

— Aucune idée, mentit-elle.

— Ne soyez pas ridicule ! Lui et vous vous compreniez à demi-mot, même moi je m’en suis rendu compte. Que se passe-t-il ? Et quel rapport avec Max ? J’exige une réponse.

Elle réfléchit un instant. Elle avait oublié sa pugnacité, quand il daignait s’intéresser à quelque chose. Elle l’avait tant aimé vingt ans plus tôt ! Il avait été la virilité même : net, puissant et aussi un peu comme une idole parce que inconnu. Au fil des ans, elle apprit à le connaître ; sa force, découvrit-elle, était spasmodique. La sienne était plus profonde, plus souple, prête à faire face, jour après jour : la force qui endure les guerres, pas seulement les batailles.

— Tu peux partir, Christina, dit-elle calmement. Tu n’as pas à t’inquiéter pour Mr. Pitt, du moins pas pour le moment. Occupe-toi de tes propres affaires et prépare-toi pour le dîner de ce soir. Brandy, tu peux t’en aller aussi.

— Je préférerais rester, mère.

— Peut-être, mais tu vas nous laisser quand même.

— Mère…

— Brandon, fit Balantyne d’un ton tranchant.

Brandy et Christina sortirent en silence.

— Alors ? demanda Balantyne.

Augusta lui jeta un regard incrédule. Il n’avait toujours pas compris.

— La jeune fille en question, c’est Christina, déclara-t-elle sans ambages. Elle a eu une aventure avec Max. Je croyais que vous l’aviez deviné. Mr. Pitt a tout saisi, lui.

Il écarquilla les yeux.

— Vous avez dû vous tromper !

— Ne soyez pas jobard ! Vous me voyez commettre une erreur pareille ?

Ses nerfs avaient fini par lâcher. Elle allait soit sortir de ses gonds, soit fondre en larmes.

— Ne prenez pas cet air affolé. Je m’en occupe.

Inutile de lui parler d’une éventuelle grossesse.

— J’entends la marier le plus tôt possible, à Alan Ross de préférence…

— Et lui, souhaite-t-il l’épouser ?

— Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Ça dépend de nous…

— Nous ?

— Évidemment, « nous ». La petite ne peut pas y arriver toute seule. Je vous dirai quand ce sera le moment de l’approcher. Peut-être à Noël.

— N’est-ce pas un peu précipité ?

Il la regarda fixement.

— Si. Mais ce pourrait être préférable.

Le visage du général se crispa.

— Je vois. Et puis-je savoir pourquoi Max est toujours à la maison ? Elle n’a tout de même pas l’intention de l’épouser ?

— Bien sûr que non ! Il ne l’intéresse pas en dehors… de… enfin, c’est fini de toute façon. Je me débarrasserai de lui à la première occasion. Pour le moment, l’essentiel est qu’il se taise. Et le meilleur moyen de s’en assurer est de le garder ici, du moins en attendant.

— En attendant le mariage de Christina, vous voulez dire.

— Plus ou moins.

— Augusta ?

Pour la première fois, elle leva les yeux sur lui.

— Non, dit-elle simplement, répondant à sa question informulée. Je me suis certes lourdement trompée au sujet de Max. J’ai mal jugé Christina ; je ne la connais pas aussi bien que je devrais, mais elle n’a rien à voir avec les enfants du jardin. Cela, je l’aurais su.

Singulièrement, à soutenir ainsi son regard, elle eut honte. C’était son rôle de bien connaître sa fille afin d’éviter ce genre de turpitudes.

Balantyne gardait le silence.

— Je suis désolée.

Elle se sentait obligée de s’excuser.

Il lui tapota le bras, puis retira sa main comme s’il ne savait pas très bien pourquoi il avait fait cela.

— Et la police ? demanda-t-il.

— Je pense que Pitt et moi nous sommes entendus. Il est très intelligent. Il a compris que je sais que ce n’est pas Christina. Voilà qui devrait le satisfaire, du moins pour un bon moment. Bien sûr, il peut soupçonner Max d’avoir… d’autres…

Elle se reprit.

— Enfin, notre problème immédiat, ce n’est pas Mr. Pitt. Il faut qu’on réfléchisse à Christina et Alan Ross.

— Je me demande comment vous pouvez être… aussi…

Il la considéra avec incompréhension et même une vague aversion.

Curieusement, elle en souffrit.

— Qu’auriez-vous préféré ? rétorqua-t-elle avec raideur. Que je pleure ? Que je m’évanouisse ? À quoi cela aurait-il servi ? Nous devons régler cette question maintenant. Nous aurons tout le temps d’épancher nos sentiments une fois qu’elle sera mariée.

— Et si Ross n’a pas envie de l’épouser ?

— L’envie, on peut la susciter. Sinon on trouvera quelqu’un d’autre. Commencez à réfléchir aux éventuels candidats, juste au cas où…

— C’est tout l’effet que ça vous fait ? Votre fille a couché avec un valet, sous notre propre toit…

— Qu’importe où c’est arrivé ! Bien sûr que ça me fait quelque chose… mais je n’ai pas l’intention de m’écrouler pour qu’une erreur se transforme en désastre. Retournez donc à vos papiers ; cette malheureuse Miss je-ne-sais-comment ne va pas tarder. Si vous voulez vous rendre utile, pensez aux autres prétendants possibles pour Christina, au cas où ça ne marche pas avec Ross. Moi, je vais établir l’agenda mondain de Christina.

Et, avant qu’il pût protester, elle quitta la pièce. Il y avait beaucoup à faire.

À son arrivée, Charlotte fut conduite directement dans la bibliothèque où elle s’attaqua immédiatement aux lettres qu’elle avait commencé à répertorier la veille. Elle ne remarqua pas que le général parut seulement une demi-heure plus tard.

— Bonjour, Miss Ellison.

— Bonjour, général Balantyne.

Elle leva les yeux, ainsi que le voulait la politesse, et nota une raideur inhabituelle dans son maintien, comme s’il était mal à l’aise ou subitement intimidé. Elle chercha mentalement la cause de cette attitude et n’en trouva point.

— Désolé de vous avoir fait attendre, dit-il à la hâte. J’espère que vous n’étiez pas… inquiète… ?

Elle sourit dans l’espoir de le rasséréner.

— Pas du tout, je vous remercie. J’ai pensé que vous étiez sollicité par d’autres tâches et j’ai continué mon travail.

— C’était la police, fit-il en s’asseyant.

Sachant que ce devait être Pitt et que Balantyne ne se doutait pas qu’elle était sa femme, Charlotte eut l’impression d’être une hypocrite. Elle était là justement pour observer les faits qu’ils ne dévoileraient pas spontanément à la police, et pourtant elle le redoutait. Elle aimait bien Balantyne et aurait préféré conserver son estime.

— Ils sont bien obligés de poursuivre l’enquête, dit-elle doucement. On ne peut pas l’abandonner comme ça.

— Dommage, répondit-il, le regard vague. Ça crée beaucoup de souffrances pour tout le monde. Mais vous avez raison, bien sûr : la vérité doit être faite, quel qu’en soit le prix. L’ennui, c’est qu’on découvre un tas d’autres choses en même temps. Enfin…

Il se redressa.

— Nous avons du pain sur la planche. Je vous serais obligé de classer tout ça par ordre chronologique, dans la mesure du possible. Je crains qu’elles ne soient pas toutes datées. Mais peut-être que vos souvenirs d’histoire…

Il laissa la phrase en suspens pour ne pas paraître désobligeant quant à ses connaissances.

— Oh, il y a un excellent ouvrage là, sur l’étagère, sur les campagnes de Marlborough. Je vous ai demandé la permission de l’emprunter il y a deux jours, et vous avez eu la bonté de me l’accorder.

— Ah oui ?

Elle comprit à sa mine perplexe qu’il avait des soucis plus graves qu’elle ne l’avait cru au début.

— Ah oui, répéta-t-il bêtement. J’avais oublié. Évidemment, vous saurez…

Elle lui sourit.

— Si vous avez d’autres occupations, je peux très bien travailler seule. Vous n’avez pas besoin de me surveiller, si ça vous pose un problème.

— Vous êtes très aimable, mais je n’ai rien d’autre à… du moins, pas maintenant. Merci.

Et, la figure légèrement empourprée, il se pencha sur ses papiers.

Il lui adressa encore la parole une fois ou deux, mais ses remarques furent sans signification réelle, et, le sachant préoccupé, elle ne réagit pas. Avait-il découvert quelque chose sur Christina ? Qu’elle craignait d’être enceinte ? Ou même pire ? La compassion lui défendait d’essayer d’en savoir plus. Elle aurait voulu le réconforter ; son instinct la poussait à le toucher pour alléger la tension qui l’habitait, l’aider à se détendre. Se laisser aller quelques instants ne pouvait que le fortifier. Mais bien sûr, ce serait totalement malséant. Au lieu du soutien qu’un être humain apporte à un autre être humain, son geste engendrerait l’embarras, l’incompréhension, voire la peur. Des années de conventions figées les séparaient. Elle fit donc mine de n’avoir rien remarqué. Elle pouvait au moins respecter sa solitude : c’était un pis-aller, mais c’était mieux que rien et, en agissant de la sorte, elle se conformait sans doute à son désir.

Peu avant midi, Max vint annoncer que Garson Campbell était au petit salon et souhaitait voir le général Balantyne. Fallait-il le faire entrer ?

— Comment ?

Max répéta sa question. En le regardant, Charlotte se dit qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi repoussant. Cette bouche ourlée, cette moiteur qu’elle trouvait répugnante, comme s’il s’humectait constamment les lèvres, alors qu’il n’en était rien…

— Mais oui, répondit Balantyne. Conduisez-le ici. Je ne sors pas, sinon il va croire que je n’ai rien d’autre à faire de la journée.

Garson Campbell arriva quelques instants plus tard. Charlotte ne l’avait encore jamais vu ; elle resta parfaitement immobile dans son coin, le livre sur Marlborough à la hauteur de sa tête, dans l’espoir de passer inaperçue. Prudemment, elle risqua un coup d’œil par-dessus la tranche.

Campbell avait un visage intelligent, un nez long, une bouche dure et ironique, des yeux vifs. Il tapa légèrement du pied, sans doute pour se réchauffer.

— Bonjour, Balantyne.

Apparemment, il n’avait pas remarqué Charlotte. Elle se figea : avec un peu de chance, le général l’oublierait aussi.

— Bonjour, Campbell.

— Toujours occupé à ressusciter les lauriers du passé ? Enfin, ça vaut mieux que l’apathie actuelle, du moment qu’on ne les considère pas comme un succédané.

— On ne retient pas grand-chose de l’histoire si l’on choisit de ne pas s’en souvenir, répliqua Balantyne, sur la défensive.

— Mon cher Balantyne…, dit Campbell en s’as seyant. Le jour où l’humanité apprendra à profiter des leçons de l’histoire, je saurai que l’avènement du Messie est proche. Toutefois, c’est un exercice inoffensif et probablement plaisant à lire. Beaucoup moins dangereux que la politique. Dommage que certains de vos collègues militaires n’occupent pas leur temps de manière tout aussi innocente. Pourquoi les hommes s’imaginent-ils qu’en ayant acheté une charge dans l’armée et ayant eu la chance de ne pas se faire occire, ils peuvent également s’offrir un siège à Westminster et survivre aux guerres infiniment plus subtiles de la politique ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Balantyne, laconique. Ce n’est pas à moi qu’il faut poser cette question-là.

— Pour l’amour du ciel, c’était juste une observation en passant. Je ne vous demande pas une réponse ! Je n’attends de réponses de personne. Le mieux que je puisse espérer, c’est de trouver ici ou là quelqu’un qui reconnaisse au moins la question. Cette fichue police est encore venue fouiner chez vous ?

Balantyne se raidit.

— Oui. Pourquoi ?

— Il serait temps qu’ils abandonnent. Cette histoire n’est qu’un exercice théorique, de toute façon. Une affaire d’image de marque. Ils y ont déjà sacrifié suffisamment. Jamais ils ne trouveront qui c’est et, s’ils avaient une once de bon sens, ils n’auraient pas la prétention d’y parvenir.

— Ils sont bien obligés d’essayer. Il s’agit d’un crime grave.

— Quelque malheureuse qui a accouché d’un enfant mort-né ou qui l’a tué à la naissance. Bon sang, Balantyne, il y a des morts partout. Savez-vous seulement combien d’enfants miséreux meurent à Londres chaque année ? Ceux-ci ne se sont sûrement rendu compte de rien. Et quelle sorte d’existence auraient-ils menée ? Épargnez-moi le charabia sentimental. Comment diable étiez-vous sur le champ de bataille ? Terrifié d’ordonner la charge, de peur d’avoir des blessés ?

— On peut difficilement comparer une guerre où l’on se bat pour ses idéaux ou pour son pays à un assassinat de nouveau-nés !

Balantyne bouillait intérieurement. Charlotte vit la lumière jouer sur ses mâchoires crispées. Il avait un visage plus énergique que Campbell, plus mince, aux contours plus nets, mais la courbure des lèvres trahissait une certaine douceur, un soupçon de vulnérabilité. Elle aurait aimé affronter Campbell elle-même, parer son cynisme brillant par ses propres traits acérés. Elle n’avait pas peur de lui : elle savait au fond de son cœur que l’absence d’optimisme, siège d’espoir irrationnel dans l’âme plutôt que dans le cerveau, était un défaut fatal, le germe de la mort.

Campbell soupira avec une patience ostensible.

— On n’y peut plus rien, Balantyne. Pour l’amour de Dieu, essayons au moins de sauver les meubles. J’ai déjà glissé un mot ici et là pour faire classer l’affaire. La police a bien travaillé ; maintenant, elle peut arrêter. Vous avez des amis, Carlton aussi. Voyez ce que vous pouvez faire. Je suis sûr que Carlton va réagir. Le pauvre diable a déjà découvert un nid de vipères dans sa propre maison. S’il a été surpris, il est bien le seul. Une jeune femme épanouie comme Euphemia, épouser un vieux pruneau, à quoi s’attendait-il donc ! Tout de même, c’est dommage de l’étaler au grand jour. Ce n’était pas indispensable, si seulement la police s’était mêlée de ce qui la regarde.

Balantyne était livide.

— On n’a pas besoin de l’étaler au grand jour, sauf si vous choisissez de le faire expressément. Mais puisque vous êtes un gentleman, je doute que vous agissiez de la sorte !

Il s’était soulevé de son siège, comme pour appuyer ses propos d’une menace physique.

Campbell semblait plus amusé qu’impressionné.

— Mais bien sûr. Tout le monde a un cadavre dans son placard. Je n’ai encore rencontré personne qui n’ait rien à se reprocher et surtout rien à cacher. Asseyez-vous donc, Balantyne. Vous êtes ridicule. Je voulais juste le mentionner, c’est tout.

Pour la première fois, il jeta un coup d’œil sur Charlotte, et elle baissa instantanément les paupières, mais non sans avoir croisé son regard, pétillant et appréciateur. Que croyait-il qu’elle faisait ici ? Elle sentit le sang lui monter au visage tandis que la réponse évidente s’imposait à elle. Pourvu que le général fût trop innocent, et trop rigide, pour y avoir songé également !

Cependant, après le départ de Campbell, il se tourna vers elle, rouge lui aussi.

— Charlotte, je… je m’excuse pour Campbell. Je suppose seulement qu’il ne s’est pas aperçu tout de suite de votre présence. Je… je vous assure…

L’embarras du général lui fit oublier le sien.

— Ce n’est pas grave, répondit-elle en souriant. À dire vrai, je n’y pensais pas ; pour moi, ce ne sont que quelques mots déplaisants, rien de plus. N’en parlons plus, voulez-vous ?

Il la scruta avec attention et se détendit, soulagé.

— Merci… euh, merci.

Une semaine entière s’écoula avant qu’Augusta trouve finalement un moyen satisfaisant pour se débarrasser de Max. Elle avait demandé de l’aide et avait dû inventer une explication plausible avant de contacter des parents éloignés pour leur proposer un échange de services. Tout était arrangé enfin ; il ne lui restait plus qu’à informer Max.

C’était huit jours avant Noël. Elle se sentait infiniment mieux que ce désastreux matin de la visite de Pitt. Christina avait joué son rôle à la perfection, et Alan Ross semblait s’être résigné à son sort. Cet après-midi même, elle l’avait vu escorter Christina pour une promenade dans sa voiture. Elle-même se trouvait dehors à ce moment-là. Brandy était sur le trottoir aussi, bavardant avec la jolie petite gouvernante des Southeron. Charmante créature, un peu maigre, mais d’une grâce singulière, et avec un si beau sourire : exactement ce qu’il fallait pour s’occuper d’enfants.

Elle était seule à la maison. Brandy était parti au club, le général aussi. La jeune personne, Miss Ellison, était rentrée chez elle de bonne heure. Elle sonna Max.

Il parut au bout de quelques minutes.

— Madame ?

Il avait l’air sournois, comme toujours.

— J’ai pris des dispositions pour votre nouvelle place, Max…

— Madame…

Il la fixa d’un œil bovin.

— À Londres, poursuivit-elle, chez Lord Veitch. Je vous donnerai d’excellentes références. Vous serez valet de pied et valet de chambre lors de ses voyages à l’étranger, et ils sont fréquents. Il passe la saison à Londres et l’été à la campagne. Il y va aussi pour chasser, bien sûr. Il séjourne souvent à Paris et à Vienne. Vous l’accompagnerez dans ses déplacements et toucherez un salaire supérieur à celui que nous vous versons actuellement. C’est une promotion, n’êtes-vous pas d’accord ?

— Certainement, Madame.

Il s’inclina avec un lent sourire.

— Je vous suis très reconnaissant. Quand dois-je partir ?

— Immédiatement. Demain matin. Lord Veitch va à la campagne pour Noël et à Paris pour le jour de l’An.

— Merci, Madame.

Il s’inclina à nouveau, toujours souriant, et se retira. Elle l’annonça à Balantyne le soir même, assise devant sa coiffeuse, les cheveux défaits ; la femme de chambre les avait brossés avant d’être congédiée.

Drapé dans sa robe de chambre, Balantyne ouvrit de grands yeux.

— Vous avez laissé partir cette canaille pour une meilleure place ? Et Bertie Veitch ? Qu’a-t-il fait pour mériter ça ?

— Il me doit une faveur.

— Augusta !

— Je l’ai prévenu, rétorqua-t-elle impatiemment. Et je réglerai la différence de salaire.

— Pendant combien de temps ? Moi, je refuse de rétribuer ce… porc… pour son infâme…

— Il n’en profitera pas longtemps, Brandon. Bertie l’emmènera à l’étranger, à Paris, puis à Vienne. Là-bas, il trouvera un prétexte afin de le renvoyer pour malhonnêteté. Je doute que Max apprécie les prisons viennoises.

Balantyne la dévisagea, blême.

— Comment avez-vous pu, Augusta ? C’est déloyal !

— C’est tout ce qu’il mérite.

Glacée intérieurement, elle croisa son regard et détourna les yeux.

— Qu’auriez-vous préféré, que je le garde ici pour lui permettre de nous faire chanter ? Dans cette maison, avec Christina et Alan Ross ?

— Bien sûr que non ! Mais pas ça !

— Quoi alors ? Avez-vous une autre idée ?

Grand, droit, le corps figé, il la contempla en silence.

Elle se leva et se dirigea vers son lit, les cheveux tombant sur les épaules. Elle se sentait terriblement vulnérable, telle une jeune mariée dans une chambre avec un étranger.